“La grecque Myrtò Papatanasiu – superbe Donna Anna en décembre dernier au TCE – campe une rayonnante Amelia : son interprétation vocale fait passer, par son ampleur de phrasé et sa palette de timbre, le grand frisson verdien.”
Après son iconoclaste Flûte enchantée le mois dernier in loco, nous n’attendions certes pas de la part du metteur en scène allemand David Hermann une vision traditionnelle de Simon Boccanegra, à nos yeux le plus bel ouvrage de Giuseppe Verdi. Brouillant les pistes, mélangeant les registres et les repères spatio-temporels, rien n’indique que nous sommes à Gênes, ni même que nous assistons à l’un des opéras les plus complexes du compositeur italien. Et pourtant, cette fois, tout fonctionne à merveille, par la grâce d’une direction d’acteurs tellement pertinente qu’on en oublie la perte des repères (et l’absence de certaines clés), d’autant que la scénographie et les costumes – tout aussi hétéroclites et tous deux signés par Christof Hetzer – sont un enchantement pour la rétine. Sans dévoiler toute la dramaturgie, arrêtons-nous sur le traitement de la scène clé de l’opéra, également la page musicale la plus forte de l’ouvrage : la scène du conseil à la fin du II. Le personnage de Simon Boccanegra, qui délivre dans ce passage un message de paix et d’amour, prend alors des atours christiques, et c’est la dernière Céne – telle qu’elle a été peinte par Leonard de Vinci – qui s’anime sous nos yeux. Onze personnages en toge viennent prendre place à la table de Boccanegra/Jésus, imitant plus ou moins les poses que leur a données Vinci dans sa célèbre fresque, le traître Paolo prenant bien évidemment ici la place de Judas, tandis qu’apparaît derrière eux Amelia, grimée, elle, en Vierge Marie (photo). Autre image forte, la scène finale : la défunte Maria (la mère d’Amelia) apparaît sous les traits d’une jeune femme, nue sous un léger voilage blanc, qui vient chercher Boccanegra pour qu’il la suive dans la mort, image aussi simple que bouleversante. Nous savions Hermann capable du pire, on se tiendra également désormais pour dit qu’il peut le meilleur…
La distribution vocale réunie par Aviel Cahn à Anvers tutoie les sommets. Maintes fois célébrés dans ces colonnes – fantastique Falstaff à l’Opéra de Marseille ou encore brillant Guillaume Tell à celui de Monte-Carlo – l’italien Nicola Alaimo confirme son grand talent de baryton lyrique, et impose une présence scénique et humaine fascinante dans le rôle-titre. Ses duos avec Amelia, en qui il reconnaît sa fille, comme avec son vieil adversaire Fiesco, constituent – avec évidemment l’agonie du Doge – les points culminants de ce chef d’œuvre de Verdi. Face à lui, avec sa noble voix de basse, le chinois Liang Li – imposant Zaccaria (Nabucco) à l’Opéra de Sttuttgart en 2014 – parvient sans difficulté aucune à souligner le caractère puissant de Fiesco. Soprano lyrique au médium corsé et aux aigus épanouis, la grecque Myrto Papatanasiu – superbe Donna Anna en décembre dernier au TCE – campe une rayonnante Amelia : son interprétation vocale fait passer, par son ampleur de phrasé et sa palette de timbre, le grand frisson verdien. Avec son timbre solaire et sa voix pleine d’ardeur juvénile, le ténor ouzbek Najmiddin Mavlyanov sait traduire le caractère déchiré du héros pusillanime qu’est Gabriele Adorno. Enfin, le baryton albanais Gezim Myshketa incarne un Paolo brillant dans son rôle ingrat d’intrigant et d’assassin du Doge, face à l’excellent Pietro d’Evgeny Solodovnikov.
Scrupuleusement suivi dans ses intentions par les musiciens de l’Orchestre symphonique de l’Opéra de Flandre, le chef britannique Alexander Joel – chef principal invité de la maison flamande – parvient à rendre la sombre ardeur de la partition en sonorités puissamment modelées et empreintes de mystère. La contribution des cordes se distinguent notamment par une vigoureuse plasticité. De son côté, le Chœur de l’Opéra de Flandre fait mieux que de la figuration intelligente, complétant à la perfection une distribution d’une cohérence totale pour une production d’une bouleversante humanité.
Emmanuel Andrieu
Simon Boccanegra de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Flandre, jusqu’au 9 mars 2017
Crédit photographique © Annemie Augustijns